Lettre ouverte au Dr Mirlande Manigat, Constitutionnaliste, Professeure de droit constitutionnel et Présidente du Haut Conseil de Transition
Madame la Présidente,
Je vous écris à un moment crucial où la voie démocratique que nous avons empruntée depuis 1986 est bloquée. Je suis certain que vous lirez cette lettre, car la lecture, disait Hegel, est la prière des femmes et des hommes modernes.
Nous clôturons vingt-quatre mois d’une transition politique qui est la conséquence du dysfonctionnement de nos institutions républicaines et démocratiques. Pourtant la principale mission confiée à un Président de la République, selon les dispositions de l’article 136 de la Constitution, est justement de les maintenir fonctionnelles.
Toutefois, j’ai conscience qu’il est difficile de convaincre nos politiciens que garder les institutions en vie, c’est la meilleure politique. Je constate également en Haïti que tout le monde veut appliquer la Constitution quand les institutions responsables de sa mise en œuvre n’existent pas. C’est également pendant la période transitoire qu’on veut mettre en place les institutions prévues par la démocratie sans que ceux qui le veulent ne disposent d’un mandat à cette fin.
Comment sortir de cette indigence à la fois politique et intellectuelle, puisqu’il s’agit de cela ?
Notre république a fait le choix de la démocratie. Une république democratique, comme c’est le cas d’Haïti, est caractérisée par le recours au suffrage universel, un Etat de droit, une souveraineté nationale mais aussi des partis politiques dont l’importance s’avère nécessaire pour assurer l’alternance politique par le biais des élections (Art -1 de la Const). Donc la transition n’est pas une forme de prise de pouvoir. L’exercice du pouvoir dans de pareilles situations doit être une exception limitée dans le temps. Ce qui m’amène à dire que toute transition exige un mandat et sans celui-ci, on risque de faire reculer les chances d’un retour à la démocratie et à l’État de droit. L’exercice du pouvoir sans mandat populaire, correspond à la confiscation de la souveraineté nationale dont la nation est le dépositaire exclusif (voir les articles 58, 59 de la Const). Sans mandat, l’exercice du pouvoir est violent.
Mettre en place une autre transition, c’est remplacer la violence par une autre violence. Une telle démarche pourrait marcher mais ce n’est pas la meilleure formule. Nous avons besoin d’un pouvoir reposant sur des bases constitutionnelles et démocratiques, garantissant l’État de droit, seul capable de mettre fin à l’arbitraire des gouvernants et l’anarchie des gouvernés. “Il n’y a pas d’alternance politique dans la transition”.
Si les acteurs politiques et sociaux sont plus motivés à promouvoir la transition que de chercher à exercer le pouvoir dans un cadre démocratique, c’est parce que la démocratie leur impose des responsabilités et la soumission au droit et à la loi. Or, les élites haïtiennes n’aiment pas la loi dont le respect est d’abord et avant tout une question d’éducation. L’éducation des élites haïtiennes sur la base du respect des principes de la démocratie, de l’Etat de droit, de la bonne gouvernance et des droits fondamentaux doit être une priorité pour qu’elles puissent répondre à leur vocation. La démodernisation ou l’incapacité des élites à entrer dans la modernité conduit à une société haïtienne où dominent la sauvagerie et la barbarie dont elles sont les seules responsables.
En analysant le positionnement des uns et des autres dans le débat politique actuel, je constate que les plus intransigeants dans la recherche d’une solution à la crise sont ceux qui n’ont jamais été aux élections et ni bénéficié d’un mandat populaire. Ces éternels prometteurs de la transition parlent fort et souvent. Or, ce n’est pas parce que les médias leur accordent souvent la parole qu’ils ont raison ou qu’ils sont majoritaires. Parce que la parole creuse a besoin de trompettes pour s’imposer. Les personnes responsables et qui se battent pour une cause juste, tels que le fonctionnement de la démocratie et de l’État de droit, savent qu’elles ne peuvent pas plaire à tout le monde, surtout aux acteurs dominants du chaos qui occupent la scène politique haïtienne depuis trois décennies.
Le HCT dont vous êtes la présidente n’a pas de base constitutionnelle, vous le savez déjà. Aucune autre solution issue d’un compromis politique ne le sera non plus. Certains acteurs politiques vous reprochent d’en faire partie, ce n’est pas parce que cette structure a été créée en dehors de la Constitution, ils s’en fichent. Mais c’est précisément parce que la robe du HCT n’est pas taillée pour vous. Elle a été confectionnée pour des gens qui ont l’habitude de se réunir autour de quelque chose de pourri. Ce qui explique les attaques incessantes dont vous faites l’objet sur les réseaux sociaux. Je comprends qu’en politique, on ne fait pas de cadeaux. Mais chez nous, tous les coups bas sont permis. Mais nous ne pouvons rien construire de durable sur la base de l’intolérance qui se manifeste chez nous sous la forme d’injures haineuses. Chez nous, la compétence, l’intégrité et le patriotisme ne sont pas des valeurs qui forcent l’admiration.
On se rappelle que des représentants des différents secteurs de l’opposition et de la société civile avaient accepté l’invitation de la Caricom à la Jamaïque alors qu’ils avaient boudé le forum organisé par le HCT à l’hôtel Caribe sur le même thème. Encore une preuve du refus de dialogue. Tout le monde s’accorde à dire que si l’accord du 21 décembre 2022 constitue un pas dans la bonne direction, le dialogue doit quand même se poursuivre afin de trouver un consensus le plus large possible. Le HCT doit continuer à chercher le dialogue, il n’y a pas d’autres voies si on souhaite organiser les élections dans un environnement apaisé.
Je l’ai souligné à maintes reprises : il n’y a pas de solution constitutionnelle à la crise. L’idée de la création d’un collège électoral ayant des attributions présidentielles est une formule politique qui n’a pas de justification constitutionnelle. L’élargissement du HCT est sans doute une solution politique acceptable mais il n’a pas non plus de légitimité et de légalité. Quand le droit n’y est pas, on est dans le compromis politique. On peut choisir de collaborer avec le gouvernement et le HCT, tout comme on peut décider de les combattre. Il n’y a aucun critère juridique et constitutionnel pour évaluer ce choix.
Aux dernières discussions avec le Secrétaire général de l’ONU en visite en Haïti, la Représentante de l’Accord de Montana, Madame Magalie Comeau Denis, a plaidé pour la mise en place d’une nouvelle transition politique avec la Cour de cassation. En effet, dans sa version amendée, la Constitution de 1987 ne confère aucun rôle politique à la Cour de cassation, encore moins au Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. En 2004, après le renversement inconstitutionnel du Président Jean-Bertrand Aristide, cette formule a été adoptée : les protagonistes de l’époque avaient fait choix de Me Boniface Alexandre, ancien Juge à la Cour de Cassation, comme président provisoire. La démarche n’avait rien de constitutionnel : elle résultait d’un bricolage juridique. L’article 149 de la Constitution de 1987 qu’on retrouve dans le texte constitutionnel amendé en 2011, ne consacre pas la rupture de l’ordre démocratique, pour déboucher sur une transition politique. Au contraire, la raison d’être de cette clause est justement d’empêcher la transition et d’assurer la continuité constitutionnelle et démocratique. “Il n’y a pas de transition constitutionnelle”.
La transition qui a été instaurée après le départ des Duvalier n’était pas constitutionnelle. Les constituants avaient mandaté le Conseil national de gouvernement à prendre un ensemble de décrets jusqu’à l’installation des élus le 7 février 1987. Ces derniers avaient donné un mandat au régime provisoire de Namphy mais cela ne lui donnait aucun caractère constitutionnel et démocratique.
Il est quand même surprenant que madame Denis, qui déniait tout caractère légal et légitime du gouvernement de facto dirigé par le Dr Ariel Henry, puisse proposer la Cour de cassation qui émane de l’autorité de ce dernier comme solution pour mettre en place une nouvelle transition politique que plus d’un appellent « transition constitutionnelle ». Comment le gouvernement du Dr Ariel monté en dehors de la légalité, dépourvu de toute légitimité démocratique, aurait pu mettre en place une Cour de cassation bénéficiant de la légitimité ? Je me pose la question à savoir comment peut-on mettre en place les trois pouvoirs d’État, comme le propose l’Accord de Montana, sans le vote populaire, outil par lequel le peuple use sa souveraineté ? Plus que de l’indigence intellectuelle, on est en face d’une sorte de fascisme de l’ignorance qui prend de plus en plus place dans la société haïtienne. Le discours politique devient insensé. Car la politique n’est pas seulement un rapport de force mais aussi un rapport de sens. Dans le contexte actuel, on ne peut qu’être d’accord avec Aly Acacia qui a une fois écrit que Mme Denis peut bien avoir d’autres qualités, mais la politique n’est pas son jardin. Celle-ci a besoin de nuances que l’on ne peut introduire qu’avec le dialogue permanent pour résoudre les conflits de la société. Le démocrate aujourd’hui est un gestionnaire de conflits et le dialogue est le moyen par lequel on résout les problèmes politiques. La crise actuelle, c’est l’incapacité évidente du gouvernement actuel de résoudre le problème de l’insécurité. Il n’est pas normal que nous soyons tous des morts en attente de mourir. Comment expliquer à la population qu’Haïti s’enfonce dans une crise parce que deux groupes politiques ou quelques individus sans mandat populaire, sont incapables de parvenir à un accord politique parce qu’ils désirent avoir le contrôle d’un pouvoir hors norme. Poser la question de cette manière, c’est admettre qu’il y a des groupes dominants dans la société haïtienne, des citoyens qui sont supérieurs à d’autres. Vous ne pouvez pas entrer dans le jeu de ceux qui pensent qu’ils détiennent un supplément de citoyenneté sur la base de laquelle, et avec arrogance, que toute solution doit passer par eux. Alors, combien de temps la population doit encore attendre avec ces gens qui ne veulent pas d’élections mais jouent sur le temps et la détérioration du climat politique pour faire partir le régime de facto actuel pour le remplacer par un autre? Avec le temps, les ambitions des uns et des autres se dévoilent de plus en plus ainsi que leurs mensonges éhontés
Le gouvernement actuel s’est épuisé par faute d’initiatives mais aussi parce que les antagonistes de la crise ne jurent que par la mise en place d’une nouvelle transition. Ce climat de non-dialogue – ou plutôt d’anti-dialogue – ne peut lui être profitable. Cela ne dédouane pas le gouvernement actuel car un régime provisoire, comme vous l’avez écrit, n’est pas a priori un temps mort et stérile. En cette période, il faut surtout l’audace pour innover. En pareil cas, je vous conseille de convoquer, de concert avec le gouvernement, une retraite patriotique de trois jours, avec la participation de tous les secteurs intéressés pour enfin débloquer la situation. La haine que certains acteurs vous crachent publiquement, n’est pas un motif pour battre en retraite parce qu’il s’agit d’Haïti. Vous n’avez rien à perdre en prenant ce dernier risque. La plus grande chose que vous puissiez laisser aux générations futures, c’est un héritage moral, patriotique, civique ou matériel. La plus grande richesse qu’une élite laisse à son peuple, c’est son amour profond pour sa patrie, sa foi profonde dans l’avenir de son pays. Faites cela car nous voulons être la génération qui voit la transformation d’Haïti !
La crise actuelle est celle de nos chutes et de nos défaillances. La communauté internationale se substitue aux Haïtiens parce que nous sommes incapables de prendre Haïti en charge. Je vous invite à briser le rideau de fer de l’anti-dialogue pour enfin mettre en place un gouvernement élargi avec toutes les sensibilités politiques, et si possible élargir le HCT qui n’aura pas des attributions présidentielles mais plus de responsabilités dans la nouvelle gouvernance qu’on veut instaurer. L’idée d’un collège présidentiel ou d’un HCT présidentiel pourrait amener une situation chaotique au sommet du pouvoir exécutif. Il nous faut donc retourner au plus vite à la formule stable. Cette dernière initiative devrait se réaliser dans la perspective d’un retour à la normalisation institutionnelle et démocratique qui doit passer par la réforme constitutionnelle, une occasion propice pour corriger les faiblesses de la Constitution de 1987, laquelle débouchera sur l’organisation des élections générales dans le pays.
Il est vrai que tout cela restera un vœu pieux, si la question de l’insécurité n’est pas résolue. Dans l’état actuel des choses, je ne vois pas comment elle va être résolue sans un appui international aux forces publiques nationales ; c’est le prix à payer pour avoir la sécurité. D’où l’importance de cette retraite à l’issue de laquelle un compromis, j’espère, sera dégagé pour aborder ensemble les défis immédiats qui se posent à nous. Il n’est pas possible que dans le cadre d’un compromis qu’une seule personne ait raison. C’est un manque de rationalité qui nous pousse à penser ainsi. Nous ne sommes pas obligés d’être amis pour parler d’Haïti, l’héritage que nous avons reçu en commun suffit. Dans nos priorités, chacun doit se demander ce qui restera pour la nation. Cette classe politique qui joue avec l’avenir de toute une nation doit se rendre compte qu’elle n’est pas éternelle. Elle a trop de choses à faire et le temps nous est compté. J’ai comme l’impression que nos leaders n’en sont pas trop conscients. Prenez ce risque calculé de réunir autour d’Haïti avec vos concitoyens pour empêcher la décivilisation de notre nation menacée par des horreurs quotidiennes mais aussi à cause de celles-ci, le départ en masse de nos jeunes vers d’autres cieux plus cléments ! Cette migration programmée qui déstructure l’intérieur n’est qu’une migration du désespoir. Semons ensemble les graines de la paix et d’une politique démocratique!
Respectueusement,
Sonet Saint-Louis, av
Professeur de droit constitutionnel
Faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti
[email protected]. tel 44073580.