Erol Josué, le récit d’un calvaire
Le chanteur et chorégraphe publie, chez le label Geomuse, un second et somptueux disque solo intitulé « Pèlerinaj ». Un envoûtant récit de treize ans de calvaire, de voyage introspectif et intimiste où l’auteur nous traîne, tout en transe, dans les couloirs du panthéon vodou et de son hounfor familial.
On file en trombe dans l’entrée sud de Port-au-Prince, craignant la moindre rafale de tirs qui pourrait, à tout moment, gicler de la gorge de Grand-Ravine ou des caïds du village de Dieu. Impasse Taupe. Martissant 23. J’arrive chez Erol Josué, ce bonhomme à l’aura voilée de mystère, les yeux amusés et le teint mordoré, calé sur sa chaise en plastique face à une 4/4 grise.
Un rire mutin allonge sa mâchoire, comme pour me signaler qu’on est en retard dans l’entretien. Il est 4h30, en cet après-midi de mardi qui marque la journée mondiale de l’Afrique.
Escaliers de la maturité
14 ans après « Règleman » (2007), Le chanteur, né à Port-au-Prince en 1974, signe son retour discographique avec « Pèlerinaj», sorti le 28 mai chez Geomuse sur les plateformes de streaming. Un disque d’une beauté à faire taper les pieds dès la première écoute, un opus où tradition et modernité se fondent dans la même marmite, distillant, au fil des riffs et mélopées éclatés, une sonorité hybride, belle, envoûtante, mystique, engagée, spirituelle. Il y a l’odeur d’un rock taillé pour la transe qui brûle dans le bluesy « Erzulie », un cocktail de house music et d’électro festif à la Boddhi Satva (« Ren Sobo »), de pop et de world music mêlées, de hip-hop mâtiné de jazz à la Robert Glasper (« Olisha Badji »). Il y a les pieds du prêtre vodou qui se frottent aux escaliers de la maturité sur cet album qui transpire de mélancolie heureuse et de poésie, de bile et de joie délirante, de fureur et de répit.
Genèse
Si l’on devait remonter à la genèse du disque, il faudrait s’arrêter à 2008. Après 23 ans d’absence passés entre Paris, New-York et Miami, Erol Josué retourne au bercail pour servir de fil conducteur à des producteurs Belges qui voulaient produire un film sur Haïti. « Ils voulaient découvrir le pays à travers mes traces ». C’est ainsi qu’il est amené à ré-arpenter l’île : « Pèlerinaj » prend forme dans sa tête et a obstinément germé au cours d’un périple de plusieurs voyages qu’il a entamé pour les besoins de ce projet. Il a refait le Cap, Hinche, Mirebalais, Saut d’Eau, Bassin Saint-Jacques, Limonade, Saint-Yves, Saut-du-Baril… Sans oublier son escale à Carrefour. Constat : il redécouvre un pays qu’il n’a pas quitté fin 80 à la chute de feu Baby Doc. Depuis, il ne s’est jamais remis de ce choc.
Lambeaux de la mémoire
Il enfile un cafetan noir à encolure brodée or, une sorte de boubou africain. Cheveux jaunis, bague Dogon au pouce doigt, chaussé d’une mule signée Christian Dior.
Le quadragénaire reste reclus dans son péristyle, niché dans un quartier qu’on appela autrefois Cité Manigat, là où sa grand-mère, la mambo Cécilia Lajoie, l’a guéri d’une maladie qui l’affaissait, enfant. Là où il a tout appris : la pharmacopée, les danses, les chants et les prières sacrés, les rituels et pratiques de la religion, les cérémonies dans les “lakou”, le code vestimentaire dans le vodou, l’histoire des hauts lieux de pèlerinage, la musique racine et traditionnelle.
« C’est là où je suis initié, où j’ai appris la science du peuple, la lecture de l’être et de l’autre, à développer mon don de devin, J’ai habité de grandes villes en Europe et aux USA et elles m’habitent encore aujourd’hui mais c’est ici que je peux relativiser tout ce que je vois dans la vie. Je suis témoin de grandes civilisations et de grandes cultures, j’ai déjà tout vu. Aucun quartier huppé de Port-au-Prince ne pourra m’arracher à ce hounfor familial ».
Le chanteur sirote une bière tout en ramassant à la pelle des souvenirs qu’il garde de cette route du sud considérée, vers la fin des années 1980, comme une véritable industrie de l’évasion avec ses « maisons closes et ses night-clubs qui avaient des noms espagnols », ses cabarets survoltés aux effluves du compas direct, ses salles de cinéma, ses chaînes d’hôtels avec vue sur mer, ses rivières cristallines. La gorge serrée de nostalgie, d’une voix docile et sobre, proche de celle d’un bluesman blessé et meurtri dans son âme, il parle aujourd’hui d’une commune défigurée, insalubre où boue, fatras, eaux usées, violence des gangs et précarité seraient son seul carnet d’adresse. Et c’est « Kafou », un des premiers morceaux enregistrés sur Pèlerinaj, qui prend la forme de cette colère brute, de ce dégoût, de cette rage, de cette honte, de cette peur pour l’avenir. Une métaphore inventée pour parler de descente aux enfers, pour cracher sa rage de voir le pays sombrer plus que jamais dans la misère.